Images fugaces et dérangeantes d'un rêve qui se délite...
Cauchemar de X5 peut-être (voir "Dark Angel") ou métaphore de notre humanité.


L’homme marche, droit devant lui, à pas tellement pressés qu’il en court presque. Sa silhouette floue, tâche grise dans la brume, progresse inlassablement. Il marche sans un regard en arrière, tendu vers son but, les bras crispés sur les côtés de son corps, les jambes raides. Il semble fuir, mais avec prudence, en économisant ses forces, son souffle. Il ne veut à aucun prix être rattrapé, ni se retrouver aux prises avec ce qu’il fuit. Cette ombre, cette chose sans nom qui n’abandonnera jamais, il le sait bien. La menace pèse sur ses épaules, palpable, lourde et étouffante. Il ne doit pas s’arrêter, pas même – surtout pas ! – pour jeter un œil par-dessus son épaule. Il transpire, il halète, mais il tient bon.

Soudain, devant lui apparaît une autre forme, elle aussi en mouvement. Dans la même direction que lui. La silhouette se précise peu à peu, car l’homme gagne du terrain. Il a peur. Et celui qui le précède, quel qu’il soit, a peur aussi, il le sent. Il se met à courir, il doit rattraper cet individu. Il accélère, chasse la sueur qui coule sur son visage, pique ses yeux écarquillés, le glace au plus profond de son cœur. Quand, enfin, il réduit suffisamment l’écart qui les sépare, il s’aperçoit que c’est un enfant qui fuit devant lui. Un enfant terrifié, qui trébuche, manque tomber en le découvrant si près.
« Ne t’inquiète pas, gamin, je ne te suis pas. Je rentre chez moi. » Il force sa voix à rester calme, apaisante, assurée. Il ne veut surtout pas faire peur à un enfant. Mais il n’a pas le temps de lui demander ce qu’il fait là, tout seul, paniqué. Pas le temps de s’occuper de quoi que ce soit, si ce n’est de ce vers quoi il avance. De ce qu’il fuit.

L’enfant dépassé, abandonné, il ralentit, reprend son rythme, entre marche et course. Il ne doit pas se fatiguer, il ne sait pas combien de temps tout cela va durer.
C’est alors qu’il remarque que le paysage, autour de lui, a changé. La brume s’est écartée d’eux, de lui, et il avance maintenant le long d’un couloir sombre, au sol de terre battu. Ce couloir, il le connaît, c’est celui qu’il ne peut quitter, celui sur lequel il retombe, encore et encore. De nouveau, il se jette en avant. Il court, affolé, à court d’air et d’espoir. Le couloir défile autour de lui, sans fin. Un couloir éclairé en contre-haut par des ouvertures qu’il n’ose qualifier de fenêtres. Des trous par où la lumière bataille pour percer dans ce monde de ténèbres. Son monde, depuis toujours. Des barreaux empêchent toute fuite vers le haut, vers le dehors, vers la lumière. Il n’essaye même pas de sauter, de s’agripper, il sait que ça ne sert à rien. Il est revenu en prison.

Derrière lui, il entend – il sent – les pas se rapprocher de plus en plus. La chose comble son retard, inexorablement. Pour la première fois, il cède à sa peur et se retourne. Un bref instant, si bref que le temps s’est arrêté. Mais il ne voit rien, que le noir et la poussière que chacun de ses pas soulève sur ce sol inégal. Quand il se retourne, tout a changé. Sa perception est modifiée. Plus étroite. Et c'est un enfant qui se remet en marche. Un enfant aussi terrifié que celui qu’il a croisé plus tôt. Un enfant aux vêtements sales, aux cheveux en bataille, au visage couvert de terre. Un enfant au regard de fou. Sur sa gauche, les cellules, enfin. Il les dépasse, l’une après l’autre, toutes désespérément fermées, verrouillées. Là, une ouverture, un trou béant à la place d’une porte. Instinctivement, il bifurque et s’engouffre dans le gouffre, dans cette cellule aussi noire que l’enfer, qui l'appelle. La sienne ? Il se jette vers le fond, contre le mur. Il grimpe en s’écorchant les doigts. Là-haut, il sait qu’il pourra sortir, maintenant qu’il n’est plus un adulte.

Il se glisse entre les barreaux de bois, rampe, aspire la lumière. Il manque de s’étrangler, s’écroule, tousse. Pas maintenant, il ne doit pas rester là, la chose est toujours après lui, il faut se relever, se remettre à courir, à fuir. Une main autour de la gorge, comme pour s’aider à respirer, il prend appui sur l’autre, se redresse et bondit en avant. Dehors. Il y est presque, il le sent. Mais la lumière l’éblouit, le repousse, c’est un véritable mur sur lequel il butte. Il doit changer de direction, mais continuer à avancer à tout prix. Quitte à revenir sur ses pas. Il n’a pas le choix, il est perdu et la seule issue est de retourner d’où il vient. Là où sa fuite a encore un sens.
En prison.

Mais il n’est plus dans la même section, tout est différent ici. Il ne reconnaît rien, ni le béton, ni le gris, ni les murs. Il n’en peut plus, l’épuisement le gagne. Il s’appuie un instant au mur et constate, horrifié, que sa main est celle d’un vieillard, toute ridée, tachée. Son corps, lui aussi, a changé, il le sent sans avoir besoin de regarder. Il sait que l’enfant a disparu, enfui dans les brumes du dehors et de l’espoir. Ici, il n’y a rien pour lui. Il a perdu et il le sait. Pourtant, envers et contre tout, sa volonté ne faiblit pas, elle le porte en avant. Elle le maintient debout. Depuis si longtemps qu’il fuit, il ne peut pas s’arrêter maintenant. La chose va le rattraper, mais qu’importe à présent ? Il n’est plus rien ou presque.

Soudain, un tournant. De l’autre côté, un homme se dresse face à lui. Un homme qui n’est pas ce qu’il fuit, mais qui n’en reste pas moins une menace. Car le vieillard l’a reconnu : cet homme, c’est un savant, celui-là même qui conduit les expériences sur les enfants. Des souvenirs lui reviennent, en éclairs aciers et acérés. Inox, métal, murs, douleur. Il ne sait plus exactement ce qui s’est passé, il n’est plus très sûr qu’il se soit jamais passé quoi que ce soit et qu’il n’est pas simplement en train de devenir fou, mais il est terrassé par la force de ce retour vers ce qu’il a – peut-être – été autrefois. Il y a si longtemps. Est-ce cela qu’il fuit ? Cette chose sans nom, est-ce lui ou une partie de lui ? Et pourquoi retrouver le savant ici, aujourd’hui ? Le vieillard, perdu, bloqué dans son pitoyable élan, courbe l’échine. Le savant, immobile, contemple un long moment ce vieil homme fini, à moitié fou, tremblant et décharné. Puis il soupire : « Quelle importance ? Tu n’es qu’un prototype, complètement obsolète. Tu ne sers plus à rien. Tu n’es plus rien. On fait bien mieux aujourd’hui. »
Le savant prend le vieillard par le bras et l’entraîne doucement avec lui. Le vieillard suit, sans même relever la tête, le poids de son destin affaissant ses frêles épaules. Il n'a pas vu la lueur fugitive dans les yeux durs et sombres du savant, reflet d'un sentiment inhabituel en ces lieux, un sentiment qui n’y a pas sa place. Une lumière bannie, indésirable. Pourtant, elle éclaire faiblement alentours. C’est une sorte de halo, une irradiation qui semble provenir de l’intérieur même des murs qui les enferment. Mais le vieillard, perdu en lui-même, ne la voit pas, ses yeux aveugles à tout ce qui l’entoure.

Le savant ralentit à peine devant les gardes, il se contente de leur adresser quelques mots, péremptoires. Après tout, il est aussi payé pour entretenir les apparences et il faut bien justifier leur présence, ici, à cet instant. Ne serait-ce qu’à ses propres yeux. Il dit que le vieux fou est le grand-père d’un des gamins et qu’il n’a rien à faire ici. Plus maintenant. Jamais. Les gardes s’écartent, indifférents. Leurs ordres sont de stopper les enfants. Juste les enfants. Le reste ne les concerne pas.
Sans un mot à son égard, le savant pousse le vieillard dans la lumière et le regarde s’éloigner, l’air égaré. Cet homme est condamné, il le sait. Pour lui, il n’existe aucun autre choix que celui de continuer à fuir au-delà de toute peur, au-delà de cette chose sans nom qui pourrait bien être lui-même. Une fuite éperdue, aussi vitale que sa propre respiration.
Une fuite, oui … mais vers quoi ? Il n’y a rien, nulle part, pour ceux de son espèce.

Montréal,
Le 20 décembre 2008
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