& Publié dans la revue franco-ontarienne Virages, numéro de décembre 2004

 

C'était la première fois… la première de nos rencontres. Je devais retrouver quelqu'un, une personne qui me serait paraît-il d'une grande aide dans mes recherches. Quelqu'un qui avait franchi la limite mais qui s'en était tiré avec le bénéfice du doute. Et qui depuis avait peut-être plongé encore plus loin, plus bas… Référé par une de mes connaissances, une des rares qui m'adressaient encore la parole. Un flic maussade et joueur invétéré… le seul qui ait accepté de me parler en fait. Parce que quand on décide d'écrire un livre sur la folie et la mort, aller fouiller dans les recoins les plus sombres de la nature humaine est un atout non négligeable. Seulement voilà : bien peu de policiers, et encore moins de psychopathes, ont le temps et l'envie de se pencher sur la question. Surtout pour un illustre inconnu, petit délinquant raté qui plus est… Mais ça c'était avant. Avant que l'on se connaisse.

...

Elle m'a regardé étrangement, une petite lueur d'ironie brillant dans ses yeux froids. J'ai eu le sentiment que la piètre opinion qu'elle devait avoir de moi venait de changer quelque peu. J'avais dû remonter dans son estime car elle m'accorda alors son attention. Après tout, on ne devait pas lui faire ce coup-là très souvent…
"Dieu et moi on ne se connaît pas, et on n'est pas appelé à se connaître… d'après vos critères, moi j'irai en enfer quand je mourrai, alors… quel besoin de croire en quelqu'un que de toute façon je ne verrai jamais ??"

Je lui ai rendu son regard, interloqué et un peu amusé aussi je dois l'admettre. Cette fille avait du répondant et une certaine logique ! Ne craignait-elle donc pas les flammes de l'enfer ? Elle a éclaté de rire, un rire sans joie, mordant. 
"N'avez-vous pas compris que l'enfer est déjà sur terre ? Nous y sommes en plein. Les hommes pourraient bien finalement n'être que la représentation de Lucifer, cet ange déchu, votre ange de lumière qui a mal tourné. La nature humaine est terrible et pitoyable, bien plus animale et hypocrite que tout le reste. Cette ville, comme toutes les autres, est pourrie de l'intérieur, gangrenée par ce cancer humain qui la ronge à petit feu…"

Elle s'est tu, méprisante. Je l'ai adorée, je l'ai détestée. Pour moi, à cet instant, l'ange de lumière déchu, c'était elle, et elle seule. Qu'avait-elle donc pu vivre pour en arriver à ce point ? A cet instant, j'ai eu la prétention suprême de penser mieux comprendre son attitude face à ses actes - alors même que les psychologues de la police ne l'avaient pas percée à jour ! Car elle avait tué, c'était maintenant chose avérée dans mon esprit. Son discours était comme un aveu indirect. En contre-pied total de son attitude, j'ai alors eu l'audace et la folie de croire que je pourrais peut-être lui montrer la beauté de la vie, la beauté de ce monde. Même si je reconnais qu'il faut parfois bien chercher pour la trouver. Limite archéologue. Surtout pour des types comme moi.

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J'en étais rendu là de mes réflexions quand elle s'est manifestée. Me prenant par surprise. Une surprise pas vraiment agréable, pour être sincère. J'aurais préféré une invitation au restaurant et pourquoi pas un bouquet de fleurs pour aller avec (je suis un type moderne, moi). Mais ça n'a pas été le cas…
En fait, on ne peut pas dire qu'elle m'ait contacté. Non, pas vraiment. Pour être tout à fait honnête (c'est ce que j'essaye de faire, maintenant), je suis tombé sur elle totalement par hasard… 

Ce jour- là, un jour glacial d'hiver, je me promenais dans les rues quasi désertes, histoire de m'imprégner de l'ambiance et du décor glauques de mon quartier. Je voulais rendre le plus fidèlement possible la réalité dans mes écrits. Il faut aussi admettre que contre toute attente et toute logique j'aimais ce quartier. C'était mon chez moi. Ou ce qui s'en rapprochait le plus. Un endroit que je connaissais comme ma poche, moche, sale et grouillant de racaille, mais chez moi. Sentiment pour le moins étrange.
Pour le moment j'avais un peu l'impression d'être le maître du monde, de mon monde, d'être le seul à braver le froid. Illusion bien sûr. J'avais le nez en l'air, je regardais les façades décrépies des immeubles, les escaliers en fer qui branlaient et grinçaient, les flaques d'eau grises et croupies dans les caniveaux, la chaussée défoncées, les carcasses de voitures sur les parkings, les devantures usées des magasins, les bouteilles et les mégots qui traînaient par terre. J'étais dans mon univers. Et je réalisais subitement que je n'étais pas certain de vouloir le quitter. 

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L'enfer était sur terre, disait-elle… et bien il n'est pas que sur terre, malheureusement. Lucifer existe bel et bien, ou quelque chose qui pour moi s'apparente à ce que les hommes nomment Lucifer, l'ange déchu, le Diable… l'Enfer. Car l'au-delà n'est rien. Un trou noir froid, gelé, dans lequel on dérive sans but. Un grand vide dans lequel on se perd et où la conscience se dilue peu à peu sans jamais disparaître totalement… souffrance suprême de la lucidité de l'oubli… du vide…
Dans sa dégringolade l'ange de lumière a été déchu de son éclat.
Lucifer je te hais.


Montréal
Le 30 juillet 2003

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