« Je vous écris du train qui m’emporte loin de vous, de votre souvenir. Pourquoi n’ai-je jamais pu me résoudre au tutoiement à votre égard ? Je ne sais, mais il est désormais trop tard. Je ne vous reverrai plus. Jamais. Je ne peux empêcher les larmes de couler sur mes joues, alors même que je sais avoir fait le bon choix. Votre image se dessine derrière mes paupières closes. Combien de temps va-t-il falloir pour qu’elle perde en précision, qu’elle se dilue dans l’oubli ?
Je suis seule, désespérément seule, assise dans ce train qui file à grande vitesse, avalant les kilomètres comme un ogre. Je fuis. Je vous fuis. Et ma vie, ma vie si parfaite et pourtant si vide depuis que vous l’avez quitté. Mon regard se perd dans le flou des paysages qui défilent par la fenêtre. Mon esprit erre. L’aliénation de ma vie quotidienne a bien failli avoir raison de moi. Et vous aussi, vous avez bien failli m’emporter au-delà de ma vie. J’étais aveugle. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce matin. Oh, la prise de conscience a été terrible, je ne vous le cache pas, et je n’avais plus alors qu’une solution : fuir. Sans réfléchir. Une impulsion, instinctive et violente. Irrépressible.
Maintenant je suis dans ce train. Plus tout à fait sûre de sa destination. Il faut vous dire que j’ai laissé le hasard décider pour moi, dans cette gare immense et grise. Ou peut-être est-ce mon âme d’enfant qui réapparaît doucement, qui sait ? Celle que vous avez cherchée en moi, que vous avez extirpée de mon inconscient, avant de la laisser orpheline. En souvenir de vous, je me suis laissée bercée ce matin par la musique des mots, des noms, par les images qui sont nées dans mon esprit à l’évocation de certains lieux. Images probablement grandement erronées, mais qu’importe. J’ai fait mon choix.

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« Mon aimé, mon âme perdue, j’ai l’impression étrange que le temps s’est arrêté. Il y a une éternité que je suis partie. Ou juste quelques minutes. Je ne peux vous oublier, pourtant à ma grande surprise quelque chose me pousse en avant. Je me laisse porter. Par mes rêves, mes envies. Le temps qui s’écoule n’a plus guère d’importance, puisqu’il est trop tard pour vous et moi. Il faut que je réapprenne à vivre dans le présent. Mon présent. Se réapproprier le temps, mon temps de vie. Ne plus penser qu’à moi, en souvenir de vous, et enfin réaliser mes rêves d’enfant. Un enfant « perdu dans le tourbillon de la vie », comme le chantait si bien Au P'tit Bonheur. Vous souvenez-vous ? « J’suis resté qu’un enfant, qu’aurait grandi, trop vite… » Moi aussi je veux du soleil. Pas que dans ma mémoire. Dans ma vie aussi. C’est ce que vous auriez voulu.
Je ne peux m’empêcher de sourire, malgré tout. Le vieil homme en face de moi sourit en retour. Pour la première fois depuis que vous êtes parti, je me sens bien. Légère. Presque heureuse, comme je ne l’ai pas été depuis longtemps. Je n’ai plus rien, puisque vous n’êtes plus là, pourtant je me sens étrangement riche d’espoir, de sensations, de désir. D’inattendu. Vous m’accompagnez, je le sais, et vous ne me quitterez plus à présent. Votre force, votre présence auréolent chacun de mes gestes, chacune de mes pensées. Je dois dépasser mon désespoir et ne me rappeler que de votre sourire, de l’éclat qui brillait dans vos yeux quand vous me regardiez. Pourquoi, mon amour ? Pourquoi m’avoir quitté ainsi, si brutalement ?
Je commence tout juste à comprendre que ce geste terrible est peut-être un cadeau, le plus beau qui soit, une véritable délivrance. »

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« Le train est arrivé. Quelque part. Destination finale, terminus. Pas pour moi, vous vous en doutez. Je n’ai pas réfléchi, me suis contentée de suivre mon instinct. Si fort, plus qu’il ne l’a jamais été. Ou plus que je ne l’ai jamais entendu, écouté. C’est comme si vous me murmuriez à l’oreille, j’entends votre voix grave, chaude, résonner dans ma tête.
Je suis maintenant dans un avion. Loin au-dessus du monde, loin au-delà de mon monde. Où s’arrêtera ma fuite ? Ma quête, devrais-je plutôt dire. L’autre bout de la terre me tend les bras, m’appelle, et je comprends à présent que je n’attendais que ça. Céder à mes rêves, prendre le chemin de la vie, de ma vie. L’appel de la route. Le chant des pistes. Grâce à vous ! Jamais je ne pourrai vous en remercier, ce n’est pas juste.
Le vol est long, interminable. Je suis coincée dans un siège étroit, au fond de l’appareil. J’ai l’impression étrange que le temps s’est étiré, distordu. Que je suis, que nous sommes tous, pilotes et passagers, dans un autre espace-temps. À part du reste de l’humanité. En aparté de notre vie. Je sens aussi que vous êtes plus prêt de moi que jamais. Avez-vous trouvé votre paradis ? Les autres passagers me regardent parfois avec une drôle d’expression sur le visage. Peut-être ai-je l’air un peu dérangée ? Mon regard brille d’une lueur curieuse, je le sais bien. Le feu du chagrin, mais aussi la flamme de la vie qui commence enfin pour moi. Folie ? Cette idée m’amuse et je suis sûre que vous ririez avec moi. Je ne me suis jamais sentie aussi normale… Enfin libre. Libérée de la gangue étouffante de ma vie, du regard des autres, de la société, des contraintes. J’ai dû vous perdre pour cela, en perdant le reste, et vous l’aviez compris bien avant moi. Je ne l’oublierai jamais, je vous le jure. Je ferme les yeux, je vous vois, vos yeux couleur d’orage, votre sourire bienveillant, votre main se posant sur mon visage… Je perds toute notion de réalité quand vous êtes avec moi. »

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« Je vous écris à présent du bus qui m’emmène vers mon destin. Lorsque je suis descendue de l’avion, tout au nord de ce que l’on appelle le Territoire du Nord, porte d’entrée sur le désert qui s’étend sur presque tout le continent, porte d’entrée sur le « never never land », j’ai compris instantanément que vous m’aviez guidé vers la bonne destination. C’est ici, j’en suis sûre, dans ce pays que l’on surnomme le pays d’Oz, que je trouverai ce que je cherche, quoi que ce soit. Quel que soit le temps que cela prendra. Quel qu’en soit le prix. Ici et pas ailleurs. C’est une certitude. Ancrée en moi aussi soudainement et aussi profondément que mon besoin de fuir ce que j’ai pu être. Un sentiment tout aussi impérieux que ma quête. Les digues ont cédé dans mon esprit, libérant un flot inarrêtable qui balaye toutes mes craintes, toutes mes peurs.
Je sais, je sens, que je dois continuer ma route, descendre vers le sud, vers le cœur même du pays. Le désert. Qui m’appelle, me fait vibrer dans chaque fibre de mon être. Un appel absolu, irrésistible.
Ce pays, c’est vous. »

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« Des heures se sont écoulées. Je suis toujours dans le bus. Quasiment vide. Quelques backpackers, quelques Aborigènes. Qui m’ignorent totalement, perdus dans leur monde, leurs rêves, leur désespoir. Que sais-je encore ?
Un trajet interminable. Un de plus. La route défile, ligne droite qui semble infinie. Notre itinéraire est ponctué d’arrêts dans des petites villes, au bout du bord de ce qui est déjà le bush. Îlots de civilisation qui luttent contre l’infini du désert. Sauvage et plat. Ocre.
Je n’ai pas quitté la fenêtre des yeux. Je retrouve cette capacité, héritée de l’enfance, à m’émerveiller de tout. Les couleurs, les formes, jusqu’à la poussière qui trouble la vision, bouleverse la réalité. Le coucher du soleil qui embrase l’espace, illumine l’horizon de couleurs étonnantes. Bleu, mauve, rose. Comme un feu qui me brûle de l’intérieur. Puis tout s’assombrit dans la voûte céleste aussi vaste que l’univers. À portée de main. Si loin, illimitée.
Je me sens bien car je m’enfonce dans le désert. Je me rapproche de vous, inexorablement. J’ai trouvé ma voie, mon chemin, pour vous sentir vivant. »

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« Une station service isolée, perdue au bord de cette highway si droite, seule route goudronnée traversant le pays dans sa largeur. Long ruban gris à perte de vue. Sans fin. Je descends. L’air est sec, frais. La nuit m’emplit, me possède. Je regarde les étoiles, plus brillantes que je ne les ai jamais vues. Je frissonne. Je commence à ressentir le poids et la liberté écrasante de cet espace démesuré, au bord de cette route interminable qui m’emmène au cœur du pays. Le Centre Rouge, le « Red Heart ». Là où commence la vie, où bat le pouls millénaire du pays. Je respire à fond, mon désespoir a disparu, remplacé par un sentiment confus que je ne cerne pas. Votre perte ne m’est plus aussi douloureuse. Je m’en veux, même si oublier est une étape vers la guérison. Je n’y peux rien, il faut que je dépasse ce passé révolu que rien ne peut plus changer. Une larme solitaire coule sur ma joue. Je ne veux plus réfléchir.
Je remonte dans le bus qui repart sur son trajet mille fois répété. Chaque jour. Du nord au sud, puis du sud au nord. Pour moi, c’est une première fois. Ça ne s’oublie pas. »

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« Je suis à Alice, mon amour. Alice Springs. La ville du désert. Mon terminus. Mon point de départ. J’ai toujours su que j’aboutirais ici. C’est ici que ma quête commence vraiment. Enfin. Car c’est d’ici que je vais m’enfoncer dans le désert. Après quelque jours, quelques semaines. Magie du lieu. Ne pas me laisser dérouter. Ne pas me laisser envoûter ni arrêter. Je dois continuer. Pour me rapprocher de vous, pour me rapprocher de moi. Aujourd’hui j’ai loué un 4x4. Avec une bonne provision d’eau et de nourriture. Une carte. De l’essence. Je ne suis pas inconsciente. Vous le savez, je n’ai jamais eu le courage d’en finir, même après votre disparition. Si j’avais dû le faire, ce serait déjà fait. Mais je n’ai pas votre volonté. Ai-je le droit de gâcher la liberté que vous m’avez offerte, pour vous rejoindre ? Que voulez-vous de moi ? Tout se mélange dans ma tête, je ne sais plus. Je veux juste disparaître. Pour un temps. Ou pour toujours. Comme vous.
On me croit folle, je le sais. Les gens me regardent partir en se disant que je ne reviendrai jamais.
Peut-être ont-ils raison. »

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« Je suis une piste, puis une autre. Et encore une autre. Presque impraticables. Défoncées, profondes. Le soleil est mon guide, mon repère. Sur le côté des ornières, un lézard jaune, étrange animal surgi du fond des âges, me regarde passer sans bouger d’un pouce. Le désert ocre, rocailleux, où le rouge du minéral contraste si fortement avec le bleu du ciel, est envoûtant. Si différent de tout ce que je connais. Si surprenant. Je croise des pistes qui ne semblent partir vers rien, nulle part, perpendiculairement à la mienne. Des chevaux sauvages, des « brumbies », cherchant leur maigre pitance d’herbe desséchée. Des aigles qui tournoient tout là-haut dans les cieux. Les roches sont rouges, le sol est aride. Parsemé malgré tout ça et là de fleurs. Blanches, violettes. Et de spinifex, l’herbe du désert. Plus j’avance, plus je m’enfonce dans ces étendues sans fin, plus j’ai l’impression de vous retrouver.
L’horizon n’est pas plat, il se plisse, se tord. La rocaille laisse la place à des collines sur lesquelles ondule une herbe brûlée par l’astre du jour, une herbe jaune comme le blé. Ou la pampa. Un long frisson parcourt le paysage, le vent s’est levé. Je roule. Toujours plus loin. Vers ces montagnes ocres que j’aperçois au loin. La poussière retombe lentement derrière moi, comme un voile.
Je vous aime plus que jamais. »

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« Cela fait maintenant des jours et des jours que je suis loin de tout, dans ces montagnes. Seule avec moi-même. Mais pas tout à fait. Car vous êtes là, votre présence est presque palpable dans l’ondoiement de l’air sous la chaleur. Comme un « mimi », ces esprits qui apparaissent aux yeux des hommes en volutes de poussière qui tremblent dans l’air lourd, se tordent, puis partent avec le vent. Allez-vous me quitter vous aussi ?
Vous ne me laisserez plus seule, car je suis accompagnée d’histoires aborigènes, vieilles comme le monde ; je les ai entendues dans le souffle du vent. Dans l’âme même du désert. Légendes de la création du monde, de Tjukurpa, le Temps du Rêve, des êtres ancestraux, de la loi originelle. De la terre.
Je me sens chez moi, dans ce désert aride et inhospitalier, si dur mais pourtant si beau, fascinant. Un endroit unique. Magique. Un sentiment étrange, inexplicable. Pourquoi ici ?
Un lieu où le temps semble s’être arrêté. Exister hors du temps. Loin de tout. Loin des autres, de la civilisation, de cette normalité qui a bien failli me détruire. Loin de vous. Pour redevenir moi. Maîtresse de ma vie.
Aujourd’hui je vais laisser mon véhicule. Je n’en ai plus besoin. Je vais partir avec mon sac, au milieu de nulle part, vous à mes côtés, et abandonner les derniers vestiges de modernité, incongrus ici et maintenant.
Vous serez désormais mon seul guide, mon seul repère. »

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« Une dernière lettre. Un dernier adieu. Celui que je vous fais, après tout ce temps, et qui me déchire le cœur. Qui me laisse exsangue. Mais pas détruite, comme je le pensais. Votre disparition m’a jetée au plus profond du gouffre, avant que je ne saisisse cette liberté que vous m’offriez. Vous et moi, c’était impossible. Inacceptable. Nous aurions fini par être malheureux, je le sais maintenant. Vous m’aimiez, votre geste en est la preuve suprême. J’ai douté de vous, de vos sentiments. J’ai cru que vous me trahissiez. Aujourd’hui j’accepte, enfin.
Je me sens neuve. Je m’éloigne dans le désert. Lentement. Je repense à mon passé. Au moment où ma vie a enfin commencé. Par une fuite éperdue, irraisonnée. Une fuite en arrière. Car je peux dire aujourd’hui que je suis revenue à l’essence même de mon existence. Me perdre au milieu de nulle part pour mieux me trouver. Me retrouver. Maintenant je suis prête. Prête à affronter ma vie. À être moi. Vous m’en avez donné la force.
Je ressens au plus profond de mon être le besoin de cette sorte d’autisme, ce repli total, cet éloignement de tout. Vital. Et je me rends compte aujourd’hui que ce besoin, cette envie, était en embuscade en moi depuis bien longtemps. Il m’a fallu un déclencheur terrible pour sentir que le moment était venu, pour enfin tout lâcher. Égoïsme ? Peut-être. Je crois qu’il n’y a qu’après que je pourrai vivre de nouveau. Sans vous… Avec moi-même et si possible avec les autres. Qui n’ont rien compris, bien sûr. Ou difficilement, incomplètement. Moi-même j’ai du mal à expliquer ce que je suis en train de faire. Peu importe. J’en ai besoin. C’est essentiel. Les pas invisibles des esprits de la terre me guideront.
Adieu, mon amour. »

Montréal,
Janvier 2006

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