
La nuit est sombre. Pourtant, des étoiles brillent tout là-haut, milliers de lucioles lumineuses. Mais le mince croissant de lune, fin comme le tranchant d’une épée, qui monte lentement dans le ciel, ne suffit pas à éclairer l’obscurité. Les arbres, présence sombre et quelque peu inquiétante qui m’entoure, semblent bouger, m’observer. Le bruissement du vent fait frémir les dernières feuilles, rescapées temporaires de cette fin d’automne. Sur le sol, un tapis épais chante sous mes pas ; tapis d’où émergent des formes étranges aux couleurs variées. Un chat, noir et silencieux, traverse le chemin devant moi. Pas un seul temps d'arrêt, ni hésitation. L’inquiétude suscitée par ma présence le fait s’aplatir, s’écraser sur le sol ; une ombre glissant sur l’herbe. Seuls ses yeux brillent dans la nuit, en un éclat de jade. Il fait froid.
Ce soir, le parc est désert. Bientôt, il sera recouvert d’une neige dont la beauté ne durera pas : les milliers de pas qui fouleront ce tapis blanc le maculeront, le détruiront… jusqu’à la chute suivante. Mais pour l’heure, les gens se calfeutrent chez eux, déshabitués qu’ils sont devenus des frimas et du gel. L’hiver est une saison qui s’apprend, qui s’apprivoise chaque année. Avec joie, pour moi qui aime sa pureté, les sculptures ciselées de la glace et le vent sec. Le cou rentré dans les épaules, je marche, savourant la solitude de cette oasis de verdure au milieu de la ville. Au loin, un chien aboie. A-t-il senti ma présence ? Puis, il se calme, laissant le silence empli des multiples bruits de la nuit étendre à nouveau sa chape de paix. Bientôt, je serai née.
Les heures passent, lentement, sans hâte, dans l’attente de cette heure mystérieuse que l’homme a créée et qu’il redoute : le milieu de la nuit ; la mort d’une journée, le passage inexorable du temps, la naissance d’un autre jour. Chaque année, je me réserve cette nuit si spéciale pour célébrer à ma façon ma venue au monde, au beau milieu de la noirceur d’une nuit sans lune, bien loin d’ici. Une nuit que j’ai oubliée mais dont ma mémoire garde la trace indélébile et inconsciente, au plus profond de mon âme. Une nuit restée dans toutes les mémoires, car les vieux avaient eu raison, pour une fois : ils l’avaient prédite hantée, propice au malheur, et la mort avait bien frappé aux portes. L’épidémie qui s’était déclenchée ce soir-là, venue d’on ne sait où, avait décimé cette région perdue et oubliée, qui m’a pourtant vue naître cette même nuit, comme un défi à la mort. Un défi que personne ne m’a pardonné. Pas même la mort, qui a laissé son empreinte sur moi, malédiction dont je ne peux guérir.
L’aboiement a repris, plus proche, plus menaçant aussi. Mais je perçois la peur sous le déchaînement des jappements, des grognements, des hurlements. Car l’animal s’est mis à hurler à la lune, à la mort. Retrouvant l’instinct lupin millénaire de sa race, pourtant oublié depuis longtemps. Une lumière s’allume, une porte s’ouvre ; quelqu’un vocifère, exhorte la bête à se taire. Peine perdue. La porte se referme, la lumière s’éteint. Les ténèbres referment leurs bras sur moi et sur le chien qui m’a entendue approcher. Son cri faiblit, se mue en un glapissement à peine audible, à mon passage. Si gros, et pourtant si faible malgré ses crocs et ses griffes ! Je m’accroupis, essaye de rentrer dans sa tête, dans sa peau. Il me faut ressentir la nuit, ses terreurs enfouies, son obscurité et les monstres qui s’y cachent.
Au loin, le bruit d’un moteur lointain dérange ma tranquillité, mon recueillement. Puis s’éloigne et décroît. Je me relève, reprends ma marche, savourant cette odeur que moi seule sait apprécier, en cette nuit solitaire. Le croissant de lune est maintenant haut dans le ciel, mais seul un halo dévoile sa présence. Les nuages se sont amoncelés, sans bruit. Il est dit que cette nuit ne peut être belle et claire ; la pluie ne va pas tarder. Mais je n’ai plus besoin de m’attarder : minuit est passé, et je suis née à la vie de nouveau. Je rentre chez moi, retraversant le parc déserté.
Bonnes gens, si vous saviez comme vous avez raison de vous calfeutrer ce soir ! La peur irraisonnée qui vous tord les entrailles est inscrite dans vos gènes, depuis des siècles. Aucun exorcisme ne peut venir à votre secours ; la meilleure chose à faire est bien de vous enfermer à double-tour dans vos maisons, de verrouiller portes et fenêtres. Glissez un œil dehors, derrière vos rideaux, à travers l’interstice d’un volet, mais n’ouvrez surtout pas. Le temps d’apprivoiser vos terreurs n’est pas encore venu.
Bientôt, vous pourrez vous convaincre que la nuit n’est qu’une farce, une frayeur d’enfant. Bientôt, vous pourrez rire du trouble que vous ressentez ce soir. Bientôt, ce sera l’Halloween.
*****
C’est au petit matin, au lever du soleil, qu’il a découvert le corps de son chien. Il était sorti tôt pour aller le promener dans le parc jouxtant sa propriété, comme il le faisait tous les matins. Mais aujourd’hui, l’animal ne répondait pas à ses appels, ne bondissait pas gaiement autour de lui. Alors, il l’a cherché. L’a découvert au fond du jardin, près de la clôture, son corps à moitié caché derrière un buisson rachitique. De son vivant, c’était une belle bête ; il le reconnaissait à peine dans la mort : souillé par le sang, éventré, les entrailles béantes, le cœur arraché, les yeux à jamais éteints sur une terreur sans nom, l’animal n’avait plus rien du compagnon tranquille qu’il avait été.
L’homme est resté là longtemps, sans bouger. Puis, la culpabilité l’a envahi au souvenir du hurlement de l’animal, au beau milieu de la nuit passée. La honte a suivi, honte de n’avoir pas osé sortir, alors même que ce cri n’était pas normal. Honte d’avoir attendu que tout cesse, en proie à une peur imbécile. Qui lui apparaissait du moins comme telle, ce matin, au grand jour. Et maintenant…
Il n’a rien dit à ses voisins, n’a pas alerté la police. La peur et la honte étaient bien trop fortes, bien trop présentes. Il a enterré le corps du chien, à l’endroit même de son supplice. Puis, il est rentré chez lui et il a pleuré ; sur l’animal, sur sa honte. Sur sa propre mortalité.
Montréal,
Le 7 novembre 2006
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