Je craque. Je craque complètement. Je ne sais pas ce qui m'arrive, je ne comprends plus.
Je ne me ressemble plus. Où est passée celle que j'étais ? Comment en suis-je arrivée là ? J'ai beau réfléchir, je ne vois pas de cassure, de ligne bien nette. Ce serait trop simple. La dégringolade s'est fait plus insidieusement, plus perversement. Mais je suis au fond du gouffre et je ne vois aucune aspérité où m'accrocher pour essayer de remonter.
Tout a commencé par une voiture sur une route de campagne. Enfin, juste toute cette histoire, celle qui m'a fait chuté sans espoir de rémission.
Mais à l'époque déjà, j'étais sur la corde raide, il faut bien le dire. Pourtant je ne pensais jamais que tout cèderait et que je tomberais ainsi…
C'était l'année dernière. Hier. Il y a une éternité. Tout a changé depuis. Je venais d'avoir vingt ans, pas mal d'années de galère derrière moi mais l'envie de continuer quand même. Envers et contre tout. Contre tous. Oui je suis une fille de l'assistance, une qui n'a pas de parents. Ou plutôt une qui en avait eu, autrefois, un jour. Une mère pute et alcoolique, un père qui n'avait été qu'un client de passage et dont je n'ai jamais connu le nom. Bref, un milieu idéal pour grandir et s'épanouir. Heureusement pour moi, quelqu'un s'est préoccupé de la gamine sale et solitaire qui traînaient tard le soir dans les rues des quartiers mal famés de la grande ville. Enfin, des fois je ne peux m'empêcher de me demander ce qui serait arrivé si j'étais restée avec ma mère… au moins, avec elle je savais à quoi m'en tenir, et je ne prenais jamais de coups. Pas comme avec les autres, ceux à qui on m'a refilé, ceux qui n'étaient intéressés que par l'allocation qu'on leur versait, soi-disant pour subvenir aux besoins de leur nouvelle protégée. Argent qui finissait la plupart du temps bien au chaud au fond de leurs poches, sans que j'en voie jamais rien passer. Je vous ferai grâce de ce que j'ai connu au cours de ces années : fugue, vols et menus larcins pour survivre dans la jungle de ma ville, retour à l'assistance entre deux policiers, puis centre de " ré-insertion ". Laissez-moi rire ! Il n'y a rien de plus éloigné que ce genre de centre pour espérer se ré-insérer un jour dans une vie normale. On y apprend plutôt la loi du plus fort, le pouvoir et la violence…
Mais j'en suis sortie. Et j'ai tout quitté. Je suis partie loin de cette ville où plus rien ne me retenait plus depuis des années déjà, depuis la mort de ma mère, abandonnée de tous. J'ai pris la route. Comme une fuite en avant. Et découvert avec un certain ravissement naïf et hypocrite que le monde était bien différent de l'image que j'en avais, que l'herbe pouvait être verte et ne pas se fumer, le ciel bleu et vaste, les gens relativement gentils. Ces quelques années sur la route ont été très particulières, peut-être les plus belles de ma vie. Ou les plus fausses. Car je croyais alors que j'étais enfin devenue quelqu'un de bien. Je me trompais lourdement. Quoi qu'on fasse, le passé et l'hérédité finissent toujours par vous rattraper… de manière inattendue. Les gènes de la délinquance étaient solidement implantés en moi. Ce qu'on appelle le destin peut-être. Je me rends compte maintenant que pendant tout ce temps-là je tentais simplement d'échapper à la tristesse et la dureté de ce que j'avais toujours connu. Vaine illusion ! J'ai enfin compris que je n'ai jamais pu fuir le vide qui est en moi…
L'année dernière donc. Je venais de quitter une ferme isolée dans la campagne, au milieu de nulle part. Je ne savais pas vraiment où j'allais, ni vers quoi tendait mon voyage. J'aurais préféré avoir un but, cela m'aurait peut-être évité tout ce qui est arrivé. Quoi qu'il en soit… Le jour était à peine levé, la rosée mouillait mes chaussures de tennis, le soleil dardait ses premiers rayons et je marchais. Souvent je faisais du stop, je n'avais peur de rien, je croyais avoir tout vu, tout vécu. Et pourtant.
Une voiture est passée près de moi, sans que je ne lève le pouce. Malgré cela elle s'est arrêtée quelques dizaines de mètres plus loin. J'aurais du me méfier. Mais je me suis approchée, j'ai jeté mon sac dans le coffre et je suis montée. C'était un homme au volant. Sur le coup, je n'y ai pas prêté attention. Je suis montée. Sans même lui jeter un regard. Sans dire un mot. Je ne suis pas ce qu'on appelle une fille très " liante ", ce qui décourage beaucoup de gens et les mets en général mal à l'aise. Mais lui s'est contenté de hocher la tête et de redémarrer tranquillement. En silence. C'est ça qui m'a étonnée d'abord. Il ne m'a même pas demandé où j'allais. Au bout d'un moment, j'ai fait le premier pas et j'ai ouvert la bouche. Quelque part il avait déjà gagné… ou perdu, c'est selon.
Sèchement je lui ai demandé si ma destination l'intéressait un minimum ou s'il avait l'intention de me kidnapper. Il a souri et m'a regardé en face pour la première fois. D'une voix douce il m'a dit bonjour. C'est comme ça qu'a eu lieu notre rencontre. Si seulement tout avait pu en rester là. Mais non ! Ce type m'a énervée, son calme, sa douceur apparente, mielleuse et insidieuse. La colère est montée en moi, sans raisons. Je me suis enfermée dans un silence lourd, sans plus me préoccuper de la route. Grand Dieu, à quoi pouvais-je donc m'attendre ? Quand j'ai relevé les yeux en sentant la voiture ralentir, on était rendu dans un chemin de gravier, quelque part dans la campagne boisée de ce coin de pays. Il a arrêté la voiture, enlevé la clé de contact et l'a fourrée dans sa poche. Je ne bougeais pas, ce type ne me faisait pas peur. J'attendais simplement de voir ce qu'il allait faire. Oh, bien sûr je me doutais bien que ses intentions à mon égard n'étaient pas très louables, mais j'en avais connu d'autres comme lui.
Il a tendu la main vers moi, m'a murmuré d'une voix suave détestable d'être bien gentille avec lui, que je n'aurais pas de problèmes si je me laissais faire. Là j'ai carrément souri. Ca l'a décontenancé. Il ne devait pas s'attendre à cette réaction. Il aurait mieux fait de tout stopper et de repartir…
Quand je l'ai quitté, affalé sur le volant de sa voiture, il ne restait plus grand chose d'identifiable dans son visage. J'avais aussi supprimé sa virilité, avec délectation. Le sang imprégnait tout, luisant et poisseux. Jamais je ne me serais cru capable d'un tel carnage. J'étais en état de choc, comme détachée de la réalité, mais je sentais au fond de moi que je venais de faire ce que j'attendais depuis des années. Un geste libérateur. Une vengeance longtemps refoulée.
J'aurais peut-être dû lui dire en montant dans sa voiture qu'au cours de mes années de " ré-insertion " j'étais passée maître dans l'art de manier les couteaux… mais il ne m'aurait probablement pas crû, l'imbécile.
J'ai repris ma route, tranquillement. Le tee-shirt imbibé de sang me collait à la peau, l'odeur en était écœurante et pourtant étrangement enivrante. Je planais un peu, mais j'étais suffisamment consciente pour savoir que je ne pouvais pas continuer comme ça. Il fallait que je trouve des affaires de rechange. Malheureusement j'avais laissé mon sac à dos derrière moi, et je n'avais aucune envie d'y retourner. D'autant que rien ne le justifiait : aucun de mes maigres biens personnels ne pourrait m'identifier, tout ce que j'avais de précieux se trouvait toujours sur moi.
Alors j'ai marché. Longtemps je crois. Et je suis arrivée en vue d'un village. Quelques maisons éparpillées dans les champs. J'ai volé des vêtements qui séchaient sur une corde, dehors, et je suis repartie sans me retourner. Vers mon univers, celui qui maintenant allait m'accueillir à bras ouverts : la grande ville et ses bas-fonds. Là-bas je pourrai me fondre dans la masse, disparaître totalement. Et pourquoi pas continuer à évacuer ma rage…
Ce jour-là j'avais trouvé ma voie. Celle que je déteste.
J'ai mis plusieurs jours à regagner mon monde, ce monde que j'avais tant cherché à fuir sans réaliser qu'il faisait partie de moi. J'ai compris en retrouvant mon quartier d'enfance que j'étais enfin " à la maison ". La rage au cœur et au corps.
Personne ne me reconnaissait, je ne reconnaissais personne. Trop d'années s'étaient écoulées depuis mon dernier passage ici. A la différence d'alors, j'étais désormais libre. Ou je le croyais encore. Je n'avais pas compris que cette libération de sentiments trop longtemps refoulés m'emprisonnait bien plus que des barreaux. L'envie de violence, de sang, me tenaillait, me taraudait de plus en plus. J'ai fini par céder, en me disant que cette fois ce serait la dernière fois.
Il faisait nuit noire ce soir-là, les rues étaient désertes. L'automne arrivait et avec lui la pluie et la grisaille. Seules les prostitué(e)s arpentaient le trottoir, faisant claquer leurs talons hauts sur le béton. Je voulais un homme, un de ceux qui se croient tout permis, un de ceux qui considèrent les autres, particulièrement les femmes, comme des inférieurs, des êtres négligeables tout juste bons à donner vie à leurs fantasmes de sexe sordide et de coups. Peut-être pour soulager ce qui me restait de conscience face à mes envies, à mes déviances ? Mais en fin de compte ce que l'on appelle conscience n'est qu'un mot, rien de plus. Chacun se construit la sienne propre. L'essentiel est d'assumer ses actes. Et j'y étais bien résolue.
Bref. Il ne m'a pas fallu aller bien loin pour trouver un beau spécimen. Il ne m'a pas fallu beaucoup d'efforts non plus pour l'attirer avec moi dans un coin sombre et à l'écart. Ce pauvre minable ne se doutait vraiment pas de ce qui l'attendait ! Comme la première fois, je me suis retrouvée dans un état second, déconnectée de la réalité, totalement animale. J'ai pris mon pied à lui faire payer tous les sévices et toutes les bassesses que je lui prêtais. J'aime le couteau, c'est une arme qui permet toutes sortes de plaisirs, une arme fine et raffinée qui ouvre tellement plus de possibilités qu'un vulgaire flingue. J'ai aussi découvert que j'aimais les reflets du sang sur la lame au clair de lune, lire la peur dans les yeux de l'autre, l'horreur, la douleur, les larmes… Jubilatoire.
Ce n'est qu'après, plus tard, bien plus tard, quand l'excitation et l'adrénaline sont enfin retombées, que j'ai pleinement réalisé ce que j'avais fait. J'avais commis un meurtre. Le mot lui-même me semblait totalement irréel. J'ai eu du mal à le relier à ce qui s'était passé. Ma vengeance sur la vie, la société.
En fait, il s'agissait plutôt de deux meurtres, si l'on comptait l'homme dans la voiture, quelque temps avant cette funeste nuit. Mais lui c'était au moins en partie de la légitime défense. C'est en tout cas ce dont je cherchais à me convaincre. Un seul meurtre de sang-froid avec préméditation, on va dire. Et je n'éprouvais aucun remords. Au contraire, j'étais on ne peut plus sereine. Apaisée dans mes instincts. Et puis personne ne m'avait vu, les enquêteurs ne pourraient jamais remonter jusqu'à moi. Si tant est que quelqu'un se penche sérieusement sur cette affaire, ce dont je doutais profondément. Un pervers de moins sur la terre, point final.
Bien sûr, une partie de moi hurlait tout au fond, hystérique. Mais il était tellement facile de ne pas y prêter attention. Cela viendrait plus tard. Trop tard.
Après cela, j'ai continué à m'enfoncer, de plus en plus bas, de plus en plus souvent. On n'échappe pas à sa destinée. J'ai perfectionné ma technique, alimenté ma rage, affiné mon plaisir aussi. Et j'ai enchaîné les actes de violence. Les meurtres. Avec détachement et pourtant avec passion. Détachement vis-à-vis de l'existence peut-être. Oui, c'est exactement ça. Jusqu'au jour où tout cela m'a rattrapé, m'a saisi au plus profond de moi. Là où j'étais encore vivante. Consciente.
Aujourd'hui. Et je ne peux plus me regarder en face. Tout d'un coup j'ai l'impression de sortir d'un long cauchemar. Ce n'était pas moi tout ça.
Je me dégoûte.
Le poste de police est juste en face de moi. J'hésite encore. Mes confessions sont maintenant sur papier, je n'ai qu'à rentrer, poser la lettre et… et quoi ? Partir ou attendre ? Le suicide - la peine de mort - ne serait-il pas préférable ? Et lâche dans le fond, comme tout le reste. Une échappatoire au châtiment que j'ai pourtant amplement mérité. Quoique. Les autres aussi après tout, ceux qui ont croisé mon chemin et m'ont en quelque sorte poussée, forcée, sur cette voie, sont coupables. Et je les ai punis.
Oh, je ne sais pas, je ne sais plus. Tout est flou en moi, je ne comprends plus rien. Ce n'est pas moi qui ai fait tout cela, c'est une autre. Pardon.
…
La jeune femme immobile qui regardait fixement le poste de police depuis presque une heure bougea soudain. Elle haussa les épaules et d'un mouvement brusque se décolla du mur auquel elle s'appuyait. L'air indifférent, elle traversa la rue, sans se soucier ni seulement paraître voir les voitures qui passaient. Sa silhouette brouillée par la pluie disparut sous la voûte du commissariat.