La bibliothèque était plongée dans l'obscurité. Silencieuse, immobile, comme retenant son souffle, veillant sur le sommeil de ses protégés, les livres. Les étagères se distinguaient à peine dans ce gouffre noir. Dehors la lune montante brillait faiblement, éclat de diamant insuffisant pour trouer cette nuit douce et sombre de printemps. Le mince croissant se découpait sur les fenêtres du mur sud. Tout était calme à cette heure. 21H30. Une demi-heure après la fermeture des portes en ce mardi soir. 

Seule une ombre légère troublait la quiétude et le recueillement du lieu. Une jeune femme, la bibliothécaire, qui finissait d'enfiler sa veste avant de partir, rentrer chez elle dans les senteurs des pommetiers en fleurs. Elle se retourna, la main sur la poignée de la porte, et sourit aux livres assoupis sur les étagères. Son havre de paix. Elle sortit.
Dehors la ville bruissait de mille bruits : moteurs de voitures vibrants, coups d'avertisseurs colériques, claquements de chaussures des passants… Ce soir-là elle rentrait directement chez elle, sans passer par le dojo où elle s'entraînait d'habitude, car il était tard. C'était inhabituel, d'ordinaire elle travaillait de jour, préférant les horaires du matin. Mais une collègue malade en avait décidé autrement. 

Ce changement ne la dérangeait pas beaucoup, elle se fichait de devoir traverser tout un quartier à pied, dans la nuit, pour retrouver son appartement près du parc. Elle n'avait pas peur. Ce qui l'embêtait davantage, c'était le fait qu'elle ne pouvait pas aller s'entraîner, comme chaque jour. Elle aimait le sport, elle en avait besoin. Pour se défouler, dénouer les tensions quotidiennes de la vie. Sentir son corps affûté, à son meilleur. Repousser ses limites, se " shooter " aux endomorphines sécrétées par le cerveau lors d'efforts prolongés et violents. Elle aimait ça. Et depuis peu elle avait découvert un nouveau challenge : le karaté. Un sport parfait pour l'autodéfense, la coordination, la concentration, l'explosion. 

Elle marchait maintenant le long du boulevard longeant le parc. Elle était presque arrivée. Ici, sur cette portion de route, les réverbères ne marchaient plus depuis quelques temps. Et la ville traînait pour les remettre en état. Du coup elle mit le pied par inadvertance dans une flaque d'eau, reste de la dernière pluie printanière, et pesta violemment. Une bouffée de rage lui monta à la gorge. Une de ces bouffées qu'elle pouvait à peine réprimer, et qu'elle craignait par dessus tout. Perdre le contrôle lui faisait peur. Car elle sentait une violence animale en elle, lovée dans son cœur et dans ses tripes, qui ne demandait qu'à sortir. A exploser littéralement. 
Elle frissonna et se redressa. 

C'est alors qu'elle les vit. Quatre gars, devant elle. Quatre gars bien ordinaires, dans la trentaine. Mais qui souriaient bizarrement, les yeux vides. Elle était tellement perdue dans ses pensées qu'elle ne les avait même pas vu ou entendu venir. Maintenant il était trop tard. Ils l'encerclèrent. Meute de loups en chasse. Elle essaya de les ignorer, de continuer malgré tout. Ils la bloquèrent. Elle leur parla. Inutilement. Contre quatre elle ne pouvait rien faire. Rien. Elle aurait dû commencer à apprendre à se défendre bien plus tôt. Car même sa rage lui était inutile dans le moment présent. Elle ne faisait qu'attiser les pulsions de ces hommes, leur cruauté, leur barbarie primaire. Ils l'entraînèrent vers le parc et son obscurité malsaine, la frappèrent dès qu'elle tenta de se dégager, la maltraitèrent. Chacun d'entre eux la prit à même le sol humide de rosée, au milieu des sapins silencieux, en riant bruyamment, encouragé par les autres. En cercle autour, comme à la curée. Elle était à moitié nue, à moitié évanouie. Mais parfaitement consciente du viol qu'elle subissait. Elle a sombré.

Quand elle est revenue à elle, la lune était haut dans le ciel nocturne assombri de nuages et le froid était descendu sur la terre. Elle était seule. Elle frissonna. Quelle heure était-il ? Depuis combien de temps gisait-elle là, inconsciente ? Soudain les images et les sensations lui revinrent de plein fouet en mémoire. Elle hurla. Elle vomit. Écœurée, écorchée vive dans son intimité la plus précieuse, bafouée dans sa féminité. Elle avait mal. Elle se sentait poisseuse aussi. Ses doigts se portèrent vers son entrejambe humide, meurtri. Le liquide collait, sombre et luisant. Elle saignait. Ces salopards l'avaient blessée, l'avaient marquée. Marquée dans son corps et dans son cœur. Au fer rouge.

Elle s'est levée. Son premier mouvement a été de se rendre au poste de quartier le plus proche. Porter plainte. Les poursuivre en justice, leur faire payer leur acte odieux. Leur crime. Mais elle n'a pas pu. Impossible de raconter ce qu'ils lui avaient fait. La honte tombait sur elle comme un voile de secret. Elle savait que c'était idiot, elle était la victime, eux les salopards. C'était à eux de crever de remords. 
Crever de remords… l'idée est montée en elle, lentement, presque insidieusement. Elle est montée, montée, jusqu'à la surface de sa conscience. Alors elle a souri. Un sourire crispé, mais un sourire méchant, de prédateur affamé. Oui, ils allaient payer. Et elle allait s'en assurer, dut-elle y passer sa vie entière ! 

Elle rentra chez elle, arracha plus qu'elle n'ôta ses vêtements, les mit dans un sac plastique et les jeta dans la poubelle. Elle ne voulait plus jamais les porter, plus jamais les voir. 
Sa rage au ventre la soutenait, l'empêchait de s'écrouler et de s'apitoyer sur son sort. Elle s'est précipitée sous la douche. Une douche brûlante, des gouttes de fer chauffé à blanc qui crépitaient sur sa peau douloureuse. Chassant l'ignominie, l'abomination de ce qui venait de lui arriver. Remplaçant une douleur par une autre. Temporairement.
Et elle a craqué. Brutalement, comme un mur qui s'effondre. Elle s'est laissé glisser dans le fond de la baignoire, s'est recroquevillée, les genoux dans les bras, la tête baissée, sous le jet brûlant. Des sanglots convulsifs secouant ses minces épaules. Elle est restée là une éternité. Jusqu'à épuiser l'eau chaude. C'est le froid qui l'a sorti de sa transe, de son désespoir muet. Alors elle a décidé une bonne fois pour toutes que le temps des larmes était passé et qu'elle serait assez forte, qu'elle irait jusqu'au bout. Quoi qu'il arrive.
Au bout de sa vengeance. Œil pour œil, dent pour dent. 
La loi du talion.

Cette nuit là, elle n'a quasiment pas fermé l'œil. Des images immondes lui polluant l'esprit, des pensées de violence l'emportant dans des accès de rage folle, à tout casser dans la pièce. Elle a fini par sombrer dans un demi sommeil agité, pour se réveiller au petit matin, en nage. Un carnage dans la chambre. La lampe de chevet en mille morceaux par terre, les draps déchirés, déchiquetés, la table de nuit renversée, brisée, jetée contre un mur…
Elle avait perdu le contrôle. Totalement. Effarée, elle s'est juré que cela ne lui arriverait plus jamais. Jamais ! Et pour retrouver sa maîtrise, une seule solution : les retrouver, eux. Les quatre types. Leur régler leur compte et passer à autre chose. Retrouver sa vie d'avant. 
La nuit porte conseil, dit-on. Rien n'est moins sûr, mais ces heures difficiles l'avaient conforté dans sa décision, quelque peu impulsive, de la veille. Leur faire payer par le sang.
Ils allaient apprendre à leurs dépens qu'ils n'auraient pas dû s'attaquer à elle. Ils avaient commis une énorme erreur. 

De ce jour, elle retourna au dojo quotidiennement et s'entraîna plus fort, plus longtemps, avec plus de motivation que jamais. Elle décida de parfaire ses techniques de combat : karaté et jiu-jitsu pour les torsions, les coups et les blocages, techniques du kobudo pour le maniement des armes. Bô et bôken, le bâton et le sabre de bois, nunchaku, le fléau à riz, et autres variantes tout aussi dangereuses. Mortelles.
Parallèlement elle se mit à arpenter les rues du quartier, puis de la ville. Inlassablement. A la recherche de ses agresseurs dont les visages restaient gravés dans sa mémoire. Elle méditait sa vengeance. Le temps était avec elle, lui permettant de devenir elle-même une véritable arme, tranchante et sans pitié. 

Elle était consciente de devoir à cet entraînement draconien et particulièrement dur sa santé mentale. Car elle avait plus que jamais besoin de canaliser ses montées bestiales de violence brute. Elle savait qu'elle était sur la corde raide et qu'un rien suffirait à la projeter au fond de l'abîme. Dont elle n'était pas sûre de pouvoir - ni même de vouloir - sortir. 
Son travail à la bibliothèque, au milieu des livres silencieux et tranquilles, l'apaisait également. D'une autre manière. Mais c'était un équilibre dont elle ne pouvait se passer. Le yin et le yang en quelque sorte. Conserver une apparence de normalité. Ne surtout pas montrer de faille, ni créer de brèches dans sa prison intérieure. 

Les mois passèrent. L'été, chaud et humide, regorgeant de festivals et autres réjouissances, céda la place aux couleurs magiques de l'automne. Puis la neige recouvrit tout d'un épais manteau blanc scintillant comme un trésor. Indifférente à tout cela, elle cherchait toujours. Patiemment, inlassablement. C'était devenu le but de sa vie, ce qui la poussait en avant. 
Et un jour, alors que le printemps revenait doucement, hésitant face aux derniers froids de l'hiver, elle l'aperçut. L'un des quatre hommes. Pas très loin de chez elle, de l'autre côté du parc. Elle s'arrêta net sur le trottoir, les yeux brillants d'une haine féroce. Ca y est, enfin elle en tenait un ! Elle s'obligea à se calmer. Le suivit jusque chez lui. L'observa pendant plusieurs semaines. Un homme bien ordinaire, un appartement de banlieue, une petite vie bien réglée, minable, sur le chômage, et des copains de beuverie. LES copains de beuverie qu'elle attendait. 

Elle jubilait. Son heure était venue. La rage accumulée depuis cette nuit tragique allait enfin pouvoir se libérer, exorciser les démons du passé. L'idée de donner libre cours à sa fureur la faisait trembler des pieds à la tête. Impatiente tout d'un coup. Elle savait que tous ses barrages étaient sur le point de céder, emportés par des flots de violence de plus en plus forts, écumants. Tout cela lui était complètement égal. Plus rien ne comptait que la traque et la vengeance. 
Après ? Il n'y avait pas d'après.

Elle se décida, un soir de lune montante, sombre et rempli des senteurs d'arbres en fleurs. Comme l'année précédente. Mais cette fois elle serait le prédateur et eux les proies apeurées. Pas eux. Lui. Car il était seul ce soir-là. Il marchait à travers le parc déserté, un peu soûl. Quand elle le rattrapa et le fixa de ses yeux clairs, le couteau à la main, aucune lueur de compréhension ne vint éclairer son visage surpris. Elle ne vit pas de peur non plus. Après tout, elle n'était qu'une femme. Et il avait tout simplement oublié cette nuit d'avril où lui et ses copains avaient commis l'irréparable. Elle n'eut aucun mal à le maîtriser et l'entraîner vers la noirceur des sapins. Là elle lui raconta une histoire. Une histoire de violence, de peur, de viol. Et elle le frappa, le coupa, le mutila. Froidement, comme dans un état second. Sa véritable nature prenait les commandes. La lame du poignard luisait dans la pénombre, renvoyant de petits éclats de lune, comme autant de gouttes d'argent sur les frondaisons des arbres. L'air embaumait la résine.
Elle ne s'arrêta que bien plus tard. La lune avait atteint son apogée dans la voûte céleste et commençait à redescendre lentement. La rosée perlait sur les brins d'herbe. C'était une belle nuit.
L'homme était mort. 

Elle vécut les jours suivants en état de choc, déconnectée de la réalité. Elle avait tué. Et elle n'en ressentait aucun remord. En fait, elle se sentait bien, mieux que jamais. Ses pulsions de destruction s'étaient apaisées. Au moins pour un temps. Elle avait perdu un peu de son agressivité. Elle savait qu'elle avait perdu le contrôle cette nuit-là, mais quelle importance ? Si cela pouvait l'aider…
Et la haine reflua en elle, lentement. Simple manœuvre de diversion, instants de répit chèrement gagnés, comme elle n'allait pas tarder à le réaliser. Car son ressentiment revint quelques semaines plus tard, comme une marée montante. Un courroux plus puissant encore, plus exigeant aussi. Ressourcé et avide. 

Tout alla très vite pour les deux gars suivants. Elle ne s'embarrassa pas de manières. Elle les traqua, tous les deux ensemble, les agressa avec une sauvagerie animale. A mains nues. Et les abandonna au petit matin sur la terre humide du parc qui buvait leur sang. Elle rentra chez elle sans se retourner. Elle se sentait purifiée par ses actes. Oui, purifiée. 
Ils n'avaient rien compris. 

Elle se laissa le temps de savourer sa victoire. Encore partielle il est vrai, mais la fin n'allait pas tarder à venir. Elle voulait que le dernier prenne peur, qu'il transpire, qu'il se terre, qu'il apprenne ce qu'être victime signifiait. Il sentait quelque chose, il pressentait qu'il serait le prochain. Après ses copains, atrocement mutilés, assassinés avec une brutalité barbare. La police ne comprenait pas. Il n'y avait aucun indice. Et de toute façon tout le monde se moquait de savoir pourquoi trois pauvres types étaient morts. Aucun n'avait de relations suffisantes pour pousser les inspecteurs à plancher sur l'affaire nuit et jour. 
Mais lui avait une famille. Une femme et deux gamins. Et il avait peur. Qu'avait-il - qu'avaient-ils - pu faire pour mériter une horreur pareille ? Il avait bien de vagues souvenirs d'une nuit lointaine où ils avaient pris quelque chose. Des stupéfiants, des hallucinogènes. Mêlés à de l'alcool. Beaucoup d'alcool. Tout était vague, mais des images de femme à moitié nue, enragée, revenaient souvent dans sa tête. Sans qu'il ait jamais su si ces images faisaient partie du rêve ou de la réalité. Il commençait sérieusement à pencher pour la seconde hypothèse. Et il avait peur. Une terreur diffuse montait en lui. Jour après jour.

Elle le voyait. Et elle exultait. Elle prenait son pied à le voir ainsi. Cependant ce salaud avait une femme. Cela l'avait ralentie, l'avait fait hésité. Un instant. Puis sa rage l'avait envahie de nouveau, le viol était revenu comme un boomerang à pleine vitesse dans sa conscience. Une fureur aveugle s'était accaparé son âme. Et elle était passée à l'action. Il aurait dû penser aux conséquences de ses actes avant. 
Comme les autres, elle l'attaqua une nuit douce et sombre. Près du parc. Celui qu'elle ne pouvait plus traverser sans se sentir mal. Ils avaient gâchés sa vie. Elle les haïssait, tous. Maintenant ils payaient. 
Il supplia, il l'implora. Au nom de sa famille. Il lui demanda pardon, les joues baignées de larmes. Pitoyable. Elle l'acheva pour ne plus entendre ses gémissements de lâche hanté par son crime. Car lui l'avait reconnue.

La police trouva son corps dans l'herbe, près des sapins sombre et silencieux. Comme les trois autres. On pensa à un tueur en série. Les gens avaient peur dans le quartier, ils se terraient. Mais il n'y eut plus de cadavres. Et après avoir fait la une des journaux pendant quelques temps, l'affaire fut classée, enterrée. Faute de suspects. Petit à petit, on oublia.

Ce même matin de printemps, on retrouva une jeune femme errant dans le parc. Les yeux révulsés, psalmodiant des mots sans suite, des bouts de phrases à propos de perte de contrôle, de gouffre sans fond. A moitié sauvage, folle à lier, mais on se dit qu'elle avait peut-être été témoin de quelque chose qui l'avait visiblement secoué. Les policiers tentèrent d'en faire un témoin, mais aucun d'entre eux ne put rien lui tirer de sensé. Elle parlait bien de sang, de vengeance, de violence mais personne ne pensa jamais que dans son état de démence elle avait pu commettre les crimes atroces qu'ils avaient sur les bras. Et qui restaient impunis. Impossible même de savoir qui elle était ou ce qu'elle faisait là. On mit un avis de recherche dans les journaux, petit entrefilet qui passa inaperçu en dernière page. Personne ne se manifesta. On l'interna et elle aussi on l'oublia.

Mais aujourd'hui encore ceux qui passent dans le couloir de cet asile peuvent l'entendre à travers le vasistas grillagé de la porte de sa cellule : "ils ont payé, c'était la loi du talon."

Montréal,
Le 21 décembre 2003

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