Texte inspirée de la lecture récente d'une nouvelle... 
N'y voyez surtout là rien de personnel ! ;-)

 

La nuit tombe sur la ville. Du haut du pont de métal qui enjambe le fleuve, je vois scintiller toutes ses lumières. Lumières de Noël, de joie, de promesses. Mais je suis seul, à l'écart. Comme d'habitude. Seul avec moi-même, sans trop savoir quoi faire de tout ce temps libre. Et pourtant je l'ai tellement voulue, cette liberté !
La liberté la plus absolue, idéale et utopique. Celle qu'on désire du plus profond de son être, celle qui se paye chèrement. Celle de n'appartenir qu'à soi, de n'avoir de compte à rendre à personne. Personne, c'est là le mot clé. Car au bout du compte, il n'y a plus personne pour partager, écouter, compatir. La solitude est le prix - élevé - que je paye chaque jour pour ma liberté. Et j'ai mal.

Je ne regrette pas la prison, les bruits incessants, le noir étouffant des cachots, l'odeur de pourriture humaine, non. Mais au moins là-bas j'avais un but. Un rêve. Une illusion. On ne peut refaire sa vie aussi facilement que je l'avais cru, une fois dehors. La dette est payée mais la chair et l'esprit sont marqués au fer rouge. Indélébile. Par les humiliations, les châtiments, la violence verbale sinon physique, la lutte continuelle pour ne pas se faire dévorer par ce monde hors du monde. 

En cours de route, j'ai perdu ceux que j'aimais. Ceux dont je croyais être aimé. Inconditionnellement, comme dans les plus belles histoires. Mais ils n'ont pas tenu la distance, ils ont oublié l'espoir et la transcendance des émotions pour ne plus ressentir que pitié, rage ou indifférence. Ils m'ont laissé. 
Naïf, je pensais que j'avais une chance de les retrouver, après. De les apprivoiser à nouveau. Chimère. L'énième. Ou la première ? Je ne sais plus. Je perds la notion du temps depuis que je suis là, égaré dans cette ville qui a fait semblant de me recueillir. J'ai essayé, je te le jure, mais sans toi je n'en peux plus. C'est la certitude absolue et inébranlable de te revoir qui seule m'a donné au cours des mois, des années, la force de changer. D'apprendre, de comprendre. De m'intégrer dans un système hypocrite et mesquin qui a pourtant perverti tout ce que je connaissais. Toi et toi seule. Mais tu ne m'as pas attendu, tu ne t'es même pas retournée pour un au revoir. Je n'ai vu que ton ombre s'éloigner tout doucement. Comment faire à présent pour ne pas oublier ton visage, ton regard gris perlé d'écume, comme la mer de mon enfance ? Tes mains, si douces, si tendres, ton sourire légèrement moqueur mais toujours empreint de tendresse ? Le temps amène l'oubli, je ne le sais que trop bien. Mais si moi je t'oublie, qui fera vivre ton âme ? 

Je me souviens du jour où tout a basculé. Le jour où il a voulu t'emmener, t'arracher à moi. Je n'aurais pas pu le supporter. Penser qu'il puisse peut-être te souiller, te blesser, te faire pleurer. C'était trop dur. Je n'ai pas su me contrôler. Et je suis allé trop loin. Beaucoup trop loin, au-delà des limites. Tu as saisi instantanément les implications de mon geste. Bien avant que je ne sois en état de le faire. Toi qui m'aimais plus que je ne le méritais. J'avais le regard vide, plus rien dans la tête. Tu m'as soutenu, aidé. Et je t'ai abandonnée. J'ai failli à tous mes devoirs. 

Quant on m'a dit que tu étais malade, j'ai tout de suite compris que c'était grave. C'est vrai que tu avais maigri depuis quelque temps, moi qui te connaissais par cœur je ne pouvais pas ne pas le remarquer. Malgré tes efforts pour me le cacher. Et je pensais naïvement que c'était de ma faute, que tu dépérissais de me voir derrière un mur. Inconscient que j'étais. Mais chaque fois que tu entrais dans ce parloir sinistre, tu illuminais mon univers. L'espoir venait avec toi et j'oubliais tout le reste. Égoïste. Dans ton sourire et dans tes yeux je lisais tout l'amour du monde. Et le pardon. Sans jugement, sans pitié. Je payais, je l'acceptais. Toi aussi.

Puis tes visites se sont espacées. Peu à peu. Sans brusquerie. Tu t'es effacée tout doucement, sur la pointe des pieds. Sans rien me dire. Tu voulais que je m'habitue à ne plus te voir. J'ai lu et relu la lettre que tu m'as laissée. Après. Tellement que je la connais par cœur. Le papier en est tout froissé, l'encre à moitié illisible, mais je garderai ce bout de toi avec moi jusqu'à la fin. Je n'ai même pas de photo. Rien. Juste des images de moins en moins nettes dans mon cerveau fatigué. 
Je ne sais plus à quoi tu ressembles et j'en meurs. Tes yeux étaient-ils verts ? Et ton odeur, celle qui me faisait chavirer, quelle était-elle ?
Ma Sara je n'en peux plus, pardonne-moi. 

Le vide noir et mouvant au-dessous de moi me tend les bras, il m'appelle. Me réclame. Il veut de moi, de mon désespoir dont je sais qu'il se nourrira. En échange il m'offre l'ultime guérison, la seule possible : l'oubli. 
Je n'ai plus guère le choix. Sans toi je ne peux plus continuer.
Sara, ma petite fille.

Montréal,
Le 26 octobre 2004

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