Le grand silence. Blanc et froid. Coupant comme de la glace. Qui s'étend à perte de vue sur ce paysage désolé. Seuls mes pas font crisser la neige gelée, et parfois projettent de petits morceaux de glace qui rebondissent sur le tapis blanc éblouissant, en sonnant comme des grelots. J'aime ce bruit, qui romps la solitude de ce désert muet. Il me fait penser au doux tintement des bâtons de pluie africains. A ceci près que la pluie n'est pas prête d'avoir droit de cité ici. Pas avant le printemps, si lointain, si irréel. 

Pourquoi suis-je venue me perdre dans cet endroit ? Pour rencontrer mes rêves. A la poursuite d'une légende amérindienne, entendue conter quelque part à Montréal, il y a quelque temps de cela. Une éternité, me semble-t-il. Pourtant des échos de cette histoire résonnent encore à mes oreilles, ils ont fait se réveiller en moi une part de mon hérédité que j'avais décidé d'ignorer tellement elle me paraissait ténue. Un héritage lointain de sang indigène. 
Et aujourd'hui je suis là, seule face à l'hiver. Défi personnel ? Ou retour aux sources ? Je ne le sais pas encore. Le chemin qui me conduit vers l'avenir n'est pas balisé…

Je viens de la ville, la grande ville. Montréal la cosmopolite, l'animée, l'étudiante, la touristique. Une cité agréable, qui mélange les styles et s'adapte à la vie moderne. Une ville grouillante au moins six mois par an, grâce à toutes ses activités : festivals, musique, sport, culture… 
Je viens de la ville, de la grande ville, mais je ne suis pas une citadine. Peut-être en surface, mais en tout cas pas tout au fond de mon cœur. Mon cœur qui appartient à ces grands espaces que je suis partie rencontrer. Il était temps. Car le temps file justement, et les années passent, je vieillis doucement, sans même m'en apercevoir. Il était temps que je prenne le temps de vivre ma quête, celle qui dort en moi depuis toujours. 
Alors j'ai quitté ma ville, bruyante et constamment en mouvement, pour essayer de me retrouver. Faire émerger la vraie Sondra, enfouie quelque part sous une couche superficielle mais tenace de fille du bitume, de femme blanche juste un peu typée. 
Peut-être aussi l'envie de me retrouver face à mes origines. Lointaines, il est vrai, mais réelles. Et me voilà maintenant dans le grand silence, le silence blanc. A des années-lumière de Montréal et de la "civilisation". Tout ça parce que j'ai entendu une ancienne légende de "mon" peuple, qui a fait vibrer une corde sensible en moi. Je ne me souviens même plus exactement de ce que racontait cette histoire, je sais juste qu'après j'ai ressenti le besoin de tout quitter, de partir, de "tailler la route" comme on dit. 
Une envie irrépressible de liberté. 

C'est un rêve que je caressais depuis quelques années déjà je crois. Sans vouloir me l'avouer. Partir ainsi vers le nord, à travers les paysages de forêts, de lacs et de montagnes d'un Québec sauvage délaissé par les hommes. Surpasser toutes mes peurs, me défier moi-même, retrouver ce lien invisible avec la nature, et surtout, surtout, écouter le silence. Car le silence s'écoute, avec attention et respect. Dans notre univers moderne, bruyant et si rapide, prendre le temps d'écouter le silence retrouvé est une véritable jouissance. Une jouissance proche de la folie. Combien de temps pourrais-je tenir sans personne à qui parler ? Des jours, des semaines… mais après ? Après… Serai-je capable de me ré-adapter à Montréal la grande ? Tout cela me paraît si loin, comme dans un autre univers. 
J'avance, face au vent glacé du nord qui siffle dans les cimes des arbres, qui soulève des nuages de neige si légers qu'ils tourbillonnent et virevoltent avec élégance, en silence, autour de moi. 
Mes pensées se perdent dans l'infini de cet espace sans limites. Et je commence à comprendre, lentement, que je n'ai aucune envie de retourner en ville, me ré-installer dans ma vie d'avant, si superficielle. Une idée étrange s'impose à moi, sans bruit mais avec force : je suis vieille, inutile, et ce que je poursuis dans ce désert blanc est bien plus qu'un retour aux sources. C'est une fin, ou plutôt un début, un recommencement, dans un monde qui me correspond mieux et que j'ai passé ma vie entière à chercher. S'endormir dans le grand silence blanc… s'endormir pour mieux renaître dans le vent voyageur, dans la terre éternelle, dans le vol de l'oiseau de proie, libre et majestueux, dans la sève vibrante des arbres, dans le ruissellement des eaux. Ne plus faire qu'un avec la nature ancestrale. 

Je n'ai plus aucune peur, aucune inquiétude. 
Je vous quitte, adieu.


Montréal,
Le 05 juin 2003

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