: A fait partie de la sélection en ligne sur le site du fils de la revue "Les Hésitations d'une Mouche", le Moucheron...

 

Tout a commencé par un geste anodin, sans importance. Ce matin j’ai cassé un vase. Un joli vase bleu, empli de fleurs jaunes encore fraîches. Posé sur la table basse du salon. J’ai vu le vase tomber comme au ralenti et les morceaux s’éparpiller aux quatre coins de la pièce, en petits éclats de nuit brillants. L’eau a aussitôt formé une grosse flaque dont l’odeur douceâtre a manqué me faire vomir. Des petites gouttelettes avaient sauté un peu partout, jusque sur mes chaussettes. Les fleurs, bafouées, sans plus de beauté, gisaient sur le sol, à l’agonie. J’ai tout jeté, tout nettoyé, tout séché. Sans me douter que ma journée allait être à l’image de ce menu drame du quotidien. Cet acte aurait-il pu déterminer tout ce qui allait suivre? Le bris de ma vie entière. 

Pourtant il ne faisait pas trop mauvais, ce jour-là. Ou à tout le moins il ne pleuvait pas. Le soleil n’était pas éclatant et aveuglant, non, il se cachait derrière une couche grise uniforme, lumineuse. Qui faisait mal aux yeux. Mais ça aurait pu être pire. Pas de vent non plus. Rien qui aurait pu augurer de la tempête à venir. Tempête personnelle, privée, mais qui s’est avéré un vrai cyclone. Dévastateur. 

Le vase était donc en mille morceaux, à la poubelle, soigneusement enveloppé de plusieurs épaisseurs de sacs plastiques pour ne pas risquer de se couper en manipulant les vidanges. Je venais de finir ma journée et de tout ranger dans l’appartement lorsqu’il est rentré. L’humeur noire, comme souvent ces derniers temps. Ca ne se passait pas bien au travail. Et entre nous non plus, ses humeurs déteignant sur notre couple. 

La bouche crispée, le regard dur. Pas un mot, à peine un vague borborygme qui pouvait passer pour un « bonjour ». Et encore, avec beaucoup de bonne volonté. Je lui ai souri, lui ai pris son sac des mains et je l’ai embrassé sur la joue. Râpeuse. Il n’avait pas dû se raser depuis quelques jours. L’ombre qui lui couvrait les joues semblait s’étendre au reste de son visage. Je me suis bien gardée de faire quelque commentaire que ce soit. Je n’avais pas vraiment envie de déclencher sa colère. Je la sentais couver depuis quelque temps, ne demandant qu’un prétexte pour éclater. Et pourtant, il allait bien falloir que je lui annonce, pour le vase. Ce fichu vase.

Un cadeau d’une de ses ex. Celle d’avant moi. Une fille épatante, si on l’en croyait. Grande, mince, brune, belle. Tout le contraire de moi, quoi. Mais une chieuse de première aussi. Jalouse et possessive, égoïste, elle n’avait pas supporté, entre autre choses, l’éternelle attitude adolescente de son homme – maintenant le mien – face aux innombrables femmes qu’il pouvait croiser dans son métier. Représentant pour démarchage à domicile, faut dire qu’il y a de quoi être un peu sceptique, des fois. Mais j’ai confiance en lui. Bref, elle l’avait quitté pour une accumulation de broutilles, du genre remarques flatteuses sur les formes avantageuses de certaines de ses clientes. Et il ne s’en était jamais complètement remis. Son ego en tout cas. C’est dur pour un mâle d’accepter une rupture qui ne vienne pas de soi…

Surtout pour un homme comme lui. A l’ancienne. Il avait toujours regretté de ne pas être un de ces gros durs qu’on voit dans les films, ceux qui se font respecter, ceux pour qui les femmes se mettent en quatre. Oh, il avait toujours été correct avec moi, un type gentil, pas vraiment tendre ni prévenant, mais correct. Je lui avais redonné le goût de vivre, avais fait refluer ses élans d’auto-apitoiement. Mais je n’avais jamais réussi à percer sa carapace. Je sentais quelque chose en lui, juste sous la surface, quelque chose qui vibrait, dangereux. C’était excitant. Tant que ça ne dérapait pas. Et aujourd’hui j’avais peur de sa réaction. A mon sens il était plus que temps de couper les ponts avec son passé, qu’il me prouve enfin que notre couple pouvait fonctionner. Parce que je l’aimais, malgré tout. Alors ce serait l’occasion idéale. Mais pas le moment idéal, malheureusement. S’il en existe jamais un. Parce qu’il avait moins de clients en ce moment, les jeunes recrues de la boîte lui faisant une concurrence sérieuse. Il n’était pas loin de tout laisser tomber. Alors j’y suis allée tout doucement, en tâtant le terrain avant. Et j’ai fini par me jeter à l’eau, je lui ai annoncé le bris du vase. J’ai vu ses yeux noircir tout d’un coup, sa bouche se tordre, ses mains se crisper sur le rebord de la table. Je n’ai pas pu m’en empêcher, je me suis reculée de quelques pas. La peur au ventre. Je ne le reconnaissais plus. 

Il m’a demandé d’une voix calme, trop calme, et basse, presque imperceptible, où étaient les morceaux. Il voulait les voir. SUR-LE-CHAMP ! J’ai vacillé et je me suis précipitée vers le sac poubelle. Les sacs. Il les a attrapés sans me jeter un regard, les a déchiquetés et a longuement contemplé les éclats bleus qu’il avait pris au creux de ses mains un peu calleuses. Y voyait-il le désastre de sa vie ? Ou quelque chose de bien pire encore ? Un silence lourd de menaces s’était installé dans la pièce. Au bout d’un moment, j’ai crû qu’il m’avait oubliée et j’ai commencé à relâcher la tension dans mon corps. J’ai ébauché un geste vers la porte, prudemment, pour tenter de m’éclipser en douceur. Le mouvement ne lui a pas échappé. Il a relevé la tête comme un prédateur en chasse, s’est projeté sur ses pieds comme un diable sur ressorts et m’a barré la route. Les bras écartés. Sans rien dire. En me fixant de ses yeux devenus fous. J’y lisais la fureur la plus pure, mais aussi la frustration, les regrets, et peut-être même la honte. Honte de ce qu’il s’apprêtait à faire ? Je me suis mise à trembler. Il a souri, de toutes ses dents. Un sourire sans joie, qui m’a horrifiée. Je sentais sa violence latente. Qui remontait dans ses tripes, vers son cœur. Et qui brouillait ses perceptions de la réalité. 

Il m’a cognée. De ses poings nus. Encore et encore. Jusqu’à ce que je ne sente plus la douleur, que je ne voie plus le sang, mon sang. Si rouge, si brillant. Qui coulait par terre à flots continus, s’infiltrait dans les jointures du carrelage avec de grosses bulles pleines d’écume. Jusqu’à ce que ma réalité elle aussi se dilue. Dans ses yeux de bête sauvage. Dans le noir sans fond du néant. 

Montréal,
Le 10 mai 2004

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